MARTINEZ Tomas Eloy - Le chanteur de tango (p.166 - 167)
... Martel, en fauteuil roulant, demanda qu'on le conduise à la cuisine. Il ouvrit sans hésiter un des placards, comme si la maison lui était familière. Il en sortit un morceau de métal oxydé sur lequel était collé du fil à coudre et un exemplaire humide de Marelle, qui se défit dès qu'il essaya de le feuilleter. Ces dépouilles entre les mains, il chanta. Je crus qu'il commencerait par Volver, comme il nous l'avait dit dans la voiture, mais il préféra débuter avec Margarita Gautier, un tango écrit par Julio Jorge Nelson, la "Veuve" de Gardel. Aujourd'hui je t'évoque avec émotion, ma divine Marguerite, dit-il, redressant à peine le tronc. Il continua ainsi, comme en lévitation. Les paroles sont un charabia prétentieux, mais Martel les transforma en un sonnet funèbre de Quevedo. Quand sa voix attaqua les trois vers les plus sucrés du tango, je vis que son visage était trempé de larmes : Aujourd'hui, à genoux sur la tombe où repose ton corps, / je t'offre le présent que ton âme réclamait / j'ai apporté un bouquet de camélias déjà flétris... J'ai posé ma main sur son épaule pour qu'il s'interrompe, car il pouvait se faire mal à la gorge, mais il terminé dignement la chanson, se reposa quelques secondes et demanda à Sabadell de jouer quelques accords de Volver. Sabadell l'accompagna savamment, sans laisser la guitare rivaliser avec la voix : son raclement était plutôt un prolongement de la lumière dont la voix débordait. Je pensai qu'une fois Volver terminée, nous nous en irions, mais Martel porta les deux mains à sa poitrine d'une manière théâtrale, inattendue chez lui, et reprit le premier vers de Margarita Gautier au moins quatre fois, toujours dans le même registre de voix...