HAUSSER Isabelle- La table des enfants (p. 296-299)
... Johannes Böckler était un grand chef. Il méritait le louanges
de la critique et l'adoration de son public. Lors du premier concert, Agnès ne
l'avait pas écouté avec assez d'attention. Ce soir, elle suivait religieusement
cette œuvre qu'elle connaissait bien. Ce soir, Hanno accomplissait terrible
mystère devant son public. Pas une note, pas un mot qui ne fit sens. Sans
bousculer complètement la tradition, réinterprétait cette Passion, il rendait
la musique à sa fonction.
Tout était dramatisé par la ferveur dans cette œuvre intense Elle s'en rendit compte dès l'aria pour soprano : « Ich folge gleichfalls mit freudigen Schritten / Und lasse dich nicht / ein Leben, mein Licht » (je te suis d'un pas allègre, je ne te quitte pas, ma vie, ma lumière). Johannes Böckler avait délibérément choisi une petite formation, proche de celle dont disposait Bach à Saint‑Thomas. Il déroulait les lignes mélodiques de choeurs en mêlant ampleur et légèreté, solennité et intériorité
Agnès regrettait de ne l'avoir interrogé que sur sa vie se mentale. C'est de musique qu'ils auraient dû parler! Toute sa douleur se serait révélée au‑delà des mots et des larmes. Qu’il ait préféré confier à une voix de femme le déchirant, le nocturne cri de désespoir qui, chaque fois, faisait pleurer Agnès, « Es ist vollbracht ! » laissait percer sa détresse devant la mort. A quoi croyait cet homme capable de conduire ses interprètes au bord de la nuit la plus sombre de l'homme ? Quelle lumineuse ferveur guidait ses pas dans cette oeuvre de douleur et de mort ?
Il lui fallait des certitudes pour avoir ciselé le superbe doux chant de la basse «Mein teurer Heiland, lass fragen». Tandis que flottait le «ja» final, déterminé, elle soupira intérieurement: pour connaître le secret de Hanno.Il fallu plusieurs années. Quoi qu'il arrivât, elle n'en disposerait pas.
Elle pleura lorsque la soprano laissa vibrer les dernières chant : « Dein Jesus ist tot ! » Hanno pouvait‑il dire mieux le désespoir que par cette longue et glaçante vibration du « o », la terrible palpitation de la mort dans le coeur des hommes.
Commençait alors la mise au tombeau et ses longs récitatifs coupés de chœurs. De l'avant‑dernier, litanie étourdissante, on passe au dernier choral qui s'achève sur un souhait fervent : Herr Jesu Christ erhöre mich / Ich will dich preisen ewiglich » (Seigneur Jésus Christ, exauce‑moi, je te louerai éternellement). Agnès aimait cet ewiglich final, cet «éternellement ». Pour les autres, il entrouvrait une porte sur l'espoir. Mais elle, n’y entendait plus que l'écho de sa tristesse intérieure. L'éternité pour elle s'était à jamais cristallisée autour de l'interdiction absolue et éternelle, de revoir Jean‑Baptiste et Élisabeth arbitrairement, comme tant de décisions divines, s'était abattue sur elle.
Elle s'essuya les yeux furtivement au milieu des applaudissements. Hanno saluait les yeux fermés. Il enleva ses lunettes et passa un mouchoir sur son front et ses yeux. En remettant ses lunettes, il croisa le regard d'Agnès et, cette fois, lui sourit bravement.
Ce soir, comme la dernière fois, comme à chaque concert, son public frémissait d'adoration à ses pieds. Que pouvait‑il craindre avec un tel pouvoir? La nuit pourtant, Agnès le savait, est plus forte que la gloire et que la musique. Les dernières notes s'engloutissent dans les ténèbres, comme le silence absorbe la lumière.
La musique avait ébranlé la structure intime d'Agnès. Elle tremblait. Soudain, elle n'avait pas envie de quitter ce refuge, la grande église froide, de s'en aller dans le noir chercher sa voiture dans une ruelle voisine. Pas envie de rouler sur la route où sa fille s'était tuée une nuit de janvier. Pas envie de fermer les yeux dans son lit glacé en attendant le sommeil qui ne viendrait pas.
"Peut‑être est‑ce l'effet du vendredi saint », dit une voix derrière elle. Agnès sursauta. Elle était seule, ou presque, dans l'église. Les musiciens s'étaient retirés. Le public s'en était allé. Elle ne s'était aperçue de rien.
Derrière elle se tenait Hanno, enveloppé dans un grand loden bleu marine, l'air songeur. Il s'assit sur une chaise de la rangée précédente.
«Depuis des années, je rêve de donner l'une des Passions le vendredi saint ; j'aimerais jouer l'oratorio de Pâques dimanche pascal et celui de Noël le 25 décembre. je pourrais décider les musiciens. Mais cette idée indigne curés et pasteurs. Pas question de laisser la musique remplacer les rites. Pourtant, je suis sûr que, si on m'écoutait, les églises seraient à nouveau remplies les jours de fête. Ne souffre‑t‑on pas davantage avec le Christ grâce à Bach qu'en entendant un vieux curé psalmodier des prières et célébrer des rites auxquels il ne croit plus lui‑même ? La musique ne ment jamais.
«Vous souvenez‑vous de l'aria de Joseph d'Arimathie, du gentil Joseph d'Arimathie, dans La Passion selon saint Matthieu ?»
Sans oser se retourner pour ne pas rompre le charme et interrompre Hanno qui parlait enfin de musique, Agnès récita les paroles à mi‑voix: « Ich will Jesu selbst graben le (je veux enterrer Jésus moi‑même).
Elle l'entendit les chantonner d'une jolie voix de baryton.
«Bach écrivait ses œuvres pour des occasions déterminées. Le sacré et le musical se confondaient. Aujourd'hui, on joue ses cantates et ses oratorios n'importe quand et, dans les églises, l'on chante des chants stupides. On perd chaque fois un peu plus de sens.
« Cette nuit est la plus terrible de toutes les nuits. A cette heure demain, le Christ sera mort et enterré. Dans la tombe de Joseph d'Arimathie. Cette nuit, il est à la veille de son agonie. Nul ne sait ni le jour ni l'heure. Mais lui le savait.»
Les pensées de Hanno, trop longtemps retenues jaillissaient à présent. Agnès les sentait presque ruisseler autour d'eux.
«Je suis comme vous, reprit‑il de son timbre voilé. Cette nuit me fait frissonner. Comment le Christ a‑t‑il pu supporter ces heures terribles, abandonné par ses disciples anéantis par le sommeil?»
Il pensait tout haut. Les musiciens, peut‑être, ne peuvent pas toujours contenir le bruit à l'intérieur de leur tête, ce murmure continu produit par le bruissement des pensées. Il doit gêner la musique. Moi aussi, j'entends toute cette agitation. Par moments, elle recouvre même ma voix.
«Croyez‑vous ?» demanda‑t‑il.
Agnès n'avait pas écouté la question. Elle se retourna à demi. Le chef regardait un point au‑delà d'elle, déjà plongé dans l'ombre. A présent, les lumières étaient presque toutes éteintes dans l'église. La nuit gagnait...
Tout était dramatisé par la ferveur dans cette œuvre intense Elle s'en rendit compte dès l'aria pour soprano : « Ich folge gleichfalls mit freudigen Schritten / Und lasse dich nicht / ein Leben, mein Licht » (je te suis d'un pas allègre, je ne te quitte pas, ma vie, ma lumière). Johannes Böckler avait délibérément choisi une petite formation, proche de celle dont disposait Bach à Saint‑Thomas. Il déroulait les lignes mélodiques de choeurs en mêlant ampleur et légèreté, solennité et intériorité
Agnès regrettait de ne l'avoir interrogé que sur sa vie se mentale. C'est de musique qu'ils auraient dû parler! Toute sa douleur se serait révélée au‑delà des mots et des larmes. Qu’il ait préféré confier à une voix de femme le déchirant, le nocturne cri de désespoir qui, chaque fois, faisait pleurer Agnès, « Es ist vollbracht ! » laissait percer sa détresse devant la mort. A quoi croyait cet homme capable de conduire ses interprètes au bord de la nuit la plus sombre de l'homme ? Quelle lumineuse ferveur guidait ses pas dans cette oeuvre de douleur et de mort ?
Il lui fallait des certitudes pour avoir ciselé le superbe doux chant de la basse «Mein teurer Heiland, lass fragen». Tandis que flottait le «ja» final, déterminé, elle soupira intérieurement: pour connaître le secret de Hanno.Il fallu plusieurs années. Quoi qu'il arrivât, elle n'en disposerait pas.
Elle pleura lorsque la soprano laissa vibrer les dernières chant : « Dein Jesus ist tot ! » Hanno pouvait‑il dire mieux le désespoir que par cette longue et glaçante vibration du « o », la terrible palpitation de la mort dans le coeur des hommes.
Commençait alors la mise au tombeau et ses longs récitatifs coupés de chœurs. De l'avant‑dernier, litanie étourdissante, on passe au dernier choral qui s'achève sur un souhait fervent : Herr Jesu Christ erhöre mich / Ich will dich preisen ewiglich » (Seigneur Jésus Christ, exauce‑moi, je te louerai éternellement). Agnès aimait cet ewiglich final, cet «éternellement ». Pour les autres, il entrouvrait une porte sur l'espoir. Mais elle, n’y entendait plus que l'écho de sa tristesse intérieure. L'éternité pour elle s'était à jamais cristallisée autour de l'interdiction absolue et éternelle, de revoir Jean‑Baptiste et Élisabeth arbitrairement, comme tant de décisions divines, s'était abattue sur elle.
Elle s'essuya les yeux furtivement au milieu des applaudissements. Hanno saluait les yeux fermés. Il enleva ses lunettes et passa un mouchoir sur son front et ses yeux. En remettant ses lunettes, il croisa le regard d'Agnès et, cette fois, lui sourit bravement.
Ce soir, comme la dernière fois, comme à chaque concert, son public frémissait d'adoration à ses pieds. Que pouvait‑il craindre avec un tel pouvoir? La nuit pourtant, Agnès le savait, est plus forte que la gloire et que la musique. Les dernières notes s'engloutissent dans les ténèbres, comme le silence absorbe la lumière.
La musique avait ébranlé la structure intime d'Agnès. Elle tremblait. Soudain, elle n'avait pas envie de quitter ce refuge, la grande église froide, de s'en aller dans le noir chercher sa voiture dans une ruelle voisine. Pas envie de rouler sur la route où sa fille s'était tuée une nuit de janvier. Pas envie de fermer les yeux dans son lit glacé en attendant le sommeil qui ne viendrait pas.
"Peut‑être est‑ce l'effet du vendredi saint », dit une voix derrière elle. Agnès sursauta. Elle était seule, ou presque, dans l'église. Les musiciens s'étaient retirés. Le public s'en était allé. Elle ne s'était aperçue de rien.
Derrière elle se tenait Hanno, enveloppé dans un grand loden bleu marine, l'air songeur. Il s'assit sur une chaise de la rangée précédente.
«Depuis des années, je rêve de donner l'une des Passions le vendredi saint ; j'aimerais jouer l'oratorio de Pâques dimanche pascal et celui de Noël le 25 décembre. je pourrais décider les musiciens. Mais cette idée indigne curés et pasteurs. Pas question de laisser la musique remplacer les rites. Pourtant, je suis sûr que, si on m'écoutait, les églises seraient à nouveau remplies les jours de fête. Ne souffre‑t‑on pas davantage avec le Christ grâce à Bach qu'en entendant un vieux curé psalmodier des prières et célébrer des rites auxquels il ne croit plus lui‑même ? La musique ne ment jamais.
«Vous souvenez‑vous de l'aria de Joseph d'Arimathie, du gentil Joseph d'Arimathie, dans La Passion selon saint Matthieu ?»
Sans oser se retourner pour ne pas rompre le charme et interrompre Hanno qui parlait enfin de musique, Agnès récita les paroles à mi‑voix: « Ich will Jesu selbst graben le (je veux enterrer Jésus moi‑même).
Elle l'entendit les chantonner d'une jolie voix de baryton.
«Bach écrivait ses œuvres pour des occasions déterminées. Le sacré et le musical se confondaient. Aujourd'hui, on joue ses cantates et ses oratorios n'importe quand et, dans les églises, l'on chante des chants stupides. On perd chaque fois un peu plus de sens.
« Cette nuit est la plus terrible de toutes les nuits. A cette heure demain, le Christ sera mort et enterré. Dans la tombe de Joseph d'Arimathie. Cette nuit, il est à la veille de son agonie. Nul ne sait ni le jour ni l'heure. Mais lui le savait.»
Les pensées de Hanno, trop longtemps retenues jaillissaient à présent. Agnès les sentait presque ruisseler autour d'eux.
«Je suis comme vous, reprit‑il de son timbre voilé. Cette nuit me fait frissonner. Comment le Christ a‑t‑il pu supporter ces heures terribles, abandonné par ses disciples anéantis par le sommeil?»
Il pensait tout haut. Les musiciens, peut‑être, ne peuvent pas toujours contenir le bruit à l'intérieur de leur tête, ce murmure continu produit par le bruissement des pensées. Il doit gêner la musique. Moi aussi, j'entends toute cette agitation. Par moments, elle recouvre même ma voix.
«Croyez‑vous ?» demanda‑t‑il.
Agnès n'avait pas écouté la question. Elle se retourna à demi. Le chef regardait un point au‑delà d'elle, déjà plongé dans l'ombre. A présent, les lumières étaient presque toutes éteintes dans l'église. La nuit gagnait...