MERTENS Pierre - Perasma (p. 74-77)
... Tiens! Puisque vous décriviez, il y a un instant, Schubert en
Robinson rescapé provisoire d'une terrible tempête, arrimé à son île déserte,
jouons donc au jeu qui porte le même nom... Quelle est l’œuvre musicale qui
aurait en ce cas vos préférences ?
‑ La passacaille. A cause de cette répétition d'un thème de quelques mesures s'enchaînant à lui‑même sans solution de continuité. Ce redoublement à l'infini d'une farandole enlaçant le tronc d'une basse obstinée... Cette idée d'un thème qui revient, entre les couplets, quand on le croit perdu ou que le musicien l'a enfin oublié... Et puis cette construction d'une musique dialoguant avec elle‑même, entrelaçant l'obsession qui la conduit pour mieux la saisir.
‑ Ou l'étouffer?
‑ Seulement lorsque la musique se tait...Et encore : les variations imposent l'image d'un couple tellement inséparable que, longtemps après, on reste hanté par l'écho des répliques... On pourrait se trouver dans une rue, écoutant deux voix qui se mêlent en s'éloignant. D'ailleurs, le terme vient des deux mots espagnols "pasar" et "calle", signifiant par un raccourci "pasar por una calle » : passer dans une rue...
‑Je vous vois bien vous avancer sur le pavé d'une ruelle andalouse et, au moment de croiser une belle, esquisser un pas de danse... Mais vous riez ? Moi aussi, vous m'amusez... je vous questionne à propos de vos goûts en matière d’œuvres musicales et vous me répondez en citant une forme... C'est un peu comme si je vous avais interrogé sur vos choix littéraires et que vous m'ayez répondu: "Moi, je préfère la métonymie ou l'oxymore... " Ou mieux: je vous aurais demandé : "Que placez‑vous le plus haut dans la peinture flamande du XVIe siècle ?", et vous m'auriez répondu : "Les retables."
‑ Je pense qu'il y a en moi quelque chose de très profondément enraciné qui se déroule comme une passacaille. Chevillée au corps...
‑ C'est vrai qu'on écoute la musique avec son sang... »
Le troisième jour, j'ai appelé, au milieu de la matinée, et j'ai déclaré tout de go : « A la réflexion, je présume que vous aimeriez peut‑être bien connaître mes passacailles favorites ? » Elle n'a pas dit non. Elle a même répondu que c'était gentil de ma part de ne pas la laisser plus longtemps dans l'expectative...
« Eh bien, on peut passer rapidement sur les grands classiques du genre: la grandiose Passacaille et fugue pour orgue de Bach, où le thème unique parait supporter tout le poids d'une cathédrale renversée sur la pointe de son clocher. On peut jouer cela en crescendo ou commencer plein jeu, et continuer... L'Opus 1 de Webern où les variations déclarent la guerre à toute répétition: c'est déjà un adieu, sans nostalgie, à toute une tradition musicale de l'Europe et un credo, une véritable profession de foi. Vous connaissez, bien sûr, les Folies françaises de Couperin et les Cento partite de Frescobaldi, où l'imagination s'autorise tant de belles libertés : ou comment on peut se jouer, en art, d'une contrainte, et de la plus extrême rigueur, pour interdire toute monotonie! La passacaille qui surgit dans le finale de la Deuxième Symphonie de Brahms apparaît déjà plus insolite... Mais avez‑vous: remarqué, alors, que les plus remarquables exemples qu'on puisse trouver ont été destinés à des femmes, qui, dans la forme passacaille, chantent leur souffrance, clament leur détresse ? Le lamento de l’Arianna de Monteverdi et le chant du cygne de Didon dans l'opéra de Purcell... Là, quatre notes, ici cinq mesures pour exprimer tout le malheur féminin! Quelle économie! Chez le compositeur anglais, le chant réconcilie les râles étouffés de la basse, pour mieux rebondir, une ultime fois, du côté de la vie : l'agonie est, chaque fois, différée. Comme si la mort se chantait elle‑même. La musique comme rémission... La voix et les cordes se relaient pour escalader le ciel! Dans son Wozzeck, Berg a recouru à la même forme avec une tout autre intention -caricaturale ‑ quand il confronte, dans son cabinet, un docteur odieux et paranoïaque à un patient pitoyable, qui lui est livré sans défense. La musique fait s'enchevêtrer les idées fixes et les monologues hagards de deux obsessionnels cramponnés à leurs leitmotive. Jamais elle n'a sollicité autant de sarcasmes pour exprimer autant de misère et d'humiliation. Jamais elle n'a affecté de se lover dans le corset d'une forme rigide pour s’abandonner à un pareil délire... Sacrée passacaille, elle peut tout représenter, tout traduire! A chacun de nous de composer celle de notre vie...
Mon Dieu! m'interrompit‑elle. Mais vous avez dû potasser la matière durant la nuit entière pour vous présenter aussi instruit à l'examen ? A moins qu'une manie de collectionneur ne se soit portée, chez vous, sur les passacailles, comme chez d'autres sur les papillons exotiques, les coquillages des mers australes ou les monnaies de l'Antiquité ? J'espère qu'au moins vous allez bientôt m' inviter pour admirer à vos côtés vos moindres trésors.
Raillez, raillez... Vous ne croyez pas si bien dire. je vous tiens au frais l'interlude qui précède le dénouement au quatrième acte du Peter Grimes de Britten. Ici, la basse sonne plus continue, plus contrainte qu'obstinée. Elle tremble comme un cauchemar au moment où l'on va s'en arracher... Et puis aussi cette passacaille Ungarese, de Ligeti, d'une tristesse abyssale quoique masquée. Mais on trouve aussi de fort plaisants échantillons du côté de Hindemith ou Frank Martin... je me demande si celle que je préfère n'a pas été composée en 1677, par Lucas Ruiz de Ribayaz. On dirait une galante corrida pour rire qui entraînerait un homme et une femme, harpe et guitare, dans un paso doble très ensoleillé et un peu coquin…Le rythme ternaire de la composition épouse les élans des corps, leurs feintes, leurs provisoires dérobades : c’est d’une charmante allégresse ! »...
‑ La passacaille. A cause de cette répétition d'un thème de quelques mesures s'enchaînant à lui‑même sans solution de continuité. Ce redoublement à l'infini d'une farandole enlaçant le tronc d'une basse obstinée... Cette idée d'un thème qui revient, entre les couplets, quand on le croit perdu ou que le musicien l'a enfin oublié... Et puis cette construction d'une musique dialoguant avec elle‑même, entrelaçant l'obsession qui la conduit pour mieux la saisir.
‑ Ou l'étouffer?
‑ Seulement lorsque la musique se tait...Et encore : les variations imposent l'image d'un couple tellement inséparable que, longtemps après, on reste hanté par l'écho des répliques... On pourrait se trouver dans une rue, écoutant deux voix qui se mêlent en s'éloignant. D'ailleurs, le terme vient des deux mots espagnols "pasar" et "calle", signifiant par un raccourci "pasar por una calle » : passer dans une rue...
‑Je vous vois bien vous avancer sur le pavé d'une ruelle andalouse et, au moment de croiser une belle, esquisser un pas de danse... Mais vous riez ? Moi aussi, vous m'amusez... je vous questionne à propos de vos goûts en matière d’œuvres musicales et vous me répondez en citant une forme... C'est un peu comme si je vous avais interrogé sur vos choix littéraires et que vous m'ayez répondu: "Moi, je préfère la métonymie ou l'oxymore... " Ou mieux: je vous aurais demandé : "Que placez‑vous le plus haut dans la peinture flamande du XVIe siècle ?", et vous m'auriez répondu : "Les retables."
‑ Je pense qu'il y a en moi quelque chose de très profondément enraciné qui se déroule comme une passacaille. Chevillée au corps...
‑ C'est vrai qu'on écoute la musique avec son sang... »
Le troisième jour, j'ai appelé, au milieu de la matinée, et j'ai déclaré tout de go : « A la réflexion, je présume que vous aimeriez peut‑être bien connaître mes passacailles favorites ? » Elle n'a pas dit non. Elle a même répondu que c'était gentil de ma part de ne pas la laisser plus longtemps dans l'expectative...
« Eh bien, on peut passer rapidement sur les grands classiques du genre: la grandiose Passacaille et fugue pour orgue de Bach, où le thème unique parait supporter tout le poids d'une cathédrale renversée sur la pointe de son clocher. On peut jouer cela en crescendo ou commencer plein jeu, et continuer... L'Opus 1 de Webern où les variations déclarent la guerre à toute répétition: c'est déjà un adieu, sans nostalgie, à toute une tradition musicale de l'Europe et un credo, une véritable profession de foi. Vous connaissez, bien sûr, les Folies françaises de Couperin et les Cento partite de Frescobaldi, où l'imagination s'autorise tant de belles libertés : ou comment on peut se jouer, en art, d'une contrainte, et de la plus extrême rigueur, pour interdire toute monotonie! La passacaille qui surgit dans le finale de la Deuxième Symphonie de Brahms apparaît déjà plus insolite... Mais avez‑vous: remarqué, alors, que les plus remarquables exemples qu'on puisse trouver ont été destinés à des femmes, qui, dans la forme passacaille, chantent leur souffrance, clament leur détresse ? Le lamento de l’Arianna de Monteverdi et le chant du cygne de Didon dans l'opéra de Purcell... Là, quatre notes, ici cinq mesures pour exprimer tout le malheur féminin! Quelle économie! Chez le compositeur anglais, le chant réconcilie les râles étouffés de la basse, pour mieux rebondir, une ultime fois, du côté de la vie : l'agonie est, chaque fois, différée. Comme si la mort se chantait elle‑même. La musique comme rémission... La voix et les cordes se relaient pour escalader le ciel! Dans son Wozzeck, Berg a recouru à la même forme avec une tout autre intention -caricaturale ‑ quand il confronte, dans son cabinet, un docteur odieux et paranoïaque à un patient pitoyable, qui lui est livré sans défense. La musique fait s'enchevêtrer les idées fixes et les monologues hagards de deux obsessionnels cramponnés à leurs leitmotive. Jamais elle n'a sollicité autant de sarcasmes pour exprimer autant de misère et d'humiliation. Jamais elle n'a affecté de se lover dans le corset d'une forme rigide pour s’abandonner à un pareil délire... Sacrée passacaille, elle peut tout représenter, tout traduire! A chacun de nous de composer celle de notre vie...
Mon Dieu! m'interrompit‑elle. Mais vous avez dû potasser la matière durant la nuit entière pour vous présenter aussi instruit à l'examen ? A moins qu'une manie de collectionneur ne se soit portée, chez vous, sur les passacailles, comme chez d'autres sur les papillons exotiques, les coquillages des mers australes ou les monnaies de l'Antiquité ? J'espère qu'au moins vous allez bientôt m' inviter pour admirer à vos côtés vos moindres trésors.
Raillez, raillez... Vous ne croyez pas si bien dire. je vous tiens au frais l'interlude qui précède le dénouement au quatrième acte du Peter Grimes de Britten. Ici, la basse sonne plus continue, plus contrainte qu'obstinée. Elle tremble comme un cauchemar au moment où l'on va s'en arracher... Et puis aussi cette passacaille Ungarese, de Ligeti, d'une tristesse abyssale quoique masquée. Mais on trouve aussi de fort plaisants échantillons du côté de Hindemith ou Frank Martin... je me demande si celle que je préfère n'a pas été composée en 1677, par Lucas Ruiz de Ribayaz. On dirait une galante corrida pour rire qui entraînerait un homme et une femme, harpe et guitare, dans un paso doble très ensoleillé et un peu coquin…Le rythme ternaire de la composition épouse les élans des corps, leurs feintes, leurs provisoires dérobades : c’est d’une charmante allégresse ! »...