KATZ Jean Philippe - Violons et fantômes (p.50-52)
... Anton s'appliquait à bien jouer ‑
Pour ne pas se faire remarquer et rejoindre lui aussi le groupe de gauche en
cas de fausses notes répétées ‑ mais il avait le temps de penser et d'observer tout
en suivant le tempo donné par la clarinette de Hans. Le statut de musicien
procurait un double avantage à celui qui en
bénéficiait. D'abord le travail en commando se trouvait réduit par cette charge
particulière, le musicien ne rejoignant son groupe de travail que les jours où
les Allemands ne désiraient pas l'orchestre. Ensuite il permettait de
grappiller, même la faim au ventre, quelques secondes de joie au détour d'un
accord.
Car, si tous étaient livides et exténués, il arrivait parfois, quand la soupe avait été bonne et le soleil revigorant, de retrouver lors de l'exécution d'un morceau de Beethoven ou de Brahms, cette jouissance propre à l'expression musicale, de s'envoler avec la phrase exquise de Mozart qui s'en allait rejoindre les volutes tendres des enfants carbonisés.
A plusieurs reprises déjà l'orchestre avait interprété Bach. Mais ce fut ce jour‑là qu'Anton remarqua quelque chose de bizarre, un fait inhabituel dans la routine du débarquement des trains. Son regard se laissait hypnotiser à nouveau par le geste métronomique du Docteur Mangold, cravache à gauche, cravache à gauche... Évitant ainsi d'assister au spectacle des personnes expulsées des wagons, il pouvait jouer sans être distrait, s'appliquer dans la mesure du possible.
Pendant une suite de Jean‑Sébastien Bach, Anton nota pour la première fois une variation troublante. La cravache allait de plus en plus souvent à droite. Oui, la musique de Bach inclinait la cravache de Mangold vers la droite au moins deux fois plus souvent que lorsque l'orchestre interprétait un autre compositeur. Anton concentra son attention sur le morceau suivant, de Weber, et il constata que la fréquence des battements de Mangold vers la gauche augmentait, revenant à son rythme normal.
A la courte pause qui suivit, il demanda à Hans de rejouer un morceau de Bach, d'un ton si urgent que Hans s'exécuta. Et, à nouveau, le même phénomène se reproduisit au bout de quelques mesures : la cravache se mit à pencher à droite de plus en plus souvent. Le soir, allongé tête‑bêche contre le clarinettiste, Anton réfléchit. « Si la fréquence augmente de 50% à droite, cela représente au moins huit cents personnes de sauvées par convoi, soit deux mille quatre cents les jours de grosse affluence. »
Anton décida de revérifier le phénomène le lendemain et, si ses observations s'avéraient confirmées, d'en parler à Hans. Hormis l'agacement de ce dernier quand Anton lui, redemanda Bach, la journée fut une réplique de la précédente. Sûr de sa trouvaille, Anton parla à Hans le soir même et lui expliqua tout, le conjurant de le croire mais de ne pas alerter les autres musiciens. En effet, les rumeurs allaient bon train dans le camp et, même si Anton faisait confiance à ses partenaires, il savait le pouvoir de persuasion d'un morceau de viande rajouté à la soupe des mouchards. Hans refit mentalement le calcul qu'Anton avait effectué la veille, puis regarda son compagnon avec des yeux ronds et un sourire crispé. Ils décidèrent de jouer Bach au moins deux fois par arrivée de convoi, trois si l'opération traînait un peu. Les évaluations furent révisées à la baisse ; il ne fallait pas qu'Horst ou un autre Allemand remarque le manège. Mais les gains en vies humaines restaient tout à fait substantiels.
Pendant cinq semaines, ce fut une fête quotidienne Chaque journée d'arrivage sur la rampe, Hans et Anton oubliaient leur ancienne inimitié : l'un était socialiste, l'autre sioniste. Ils se regardaient les yeux mouillés de larmes en jouant la musique de Bach. En mesure, le docteur Mangold devenait magnanime, épargnant sans s'en rendre compte des centaines de personnes par jour. Le soir, il arrivait même parfois qu'Anton et Hans se mettent à siffloter ensemble un air de Bach pour partager leur joie, car personne d'autre n'était au courant, et les autres musiciens s'étonnaient sans comprendre de ce regain d'estime pour le compositeur baroque, peu joué avant‑guerre...
Car, si tous étaient livides et exténués, il arrivait parfois, quand la soupe avait été bonne et le soleil revigorant, de retrouver lors de l'exécution d'un morceau de Beethoven ou de Brahms, cette jouissance propre à l'expression musicale, de s'envoler avec la phrase exquise de Mozart qui s'en allait rejoindre les volutes tendres des enfants carbonisés.
A plusieurs reprises déjà l'orchestre avait interprété Bach. Mais ce fut ce jour‑là qu'Anton remarqua quelque chose de bizarre, un fait inhabituel dans la routine du débarquement des trains. Son regard se laissait hypnotiser à nouveau par le geste métronomique du Docteur Mangold, cravache à gauche, cravache à gauche... Évitant ainsi d'assister au spectacle des personnes expulsées des wagons, il pouvait jouer sans être distrait, s'appliquer dans la mesure du possible.
Pendant une suite de Jean‑Sébastien Bach, Anton nota pour la première fois une variation troublante. La cravache allait de plus en plus souvent à droite. Oui, la musique de Bach inclinait la cravache de Mangold vers la droite au moins deux fois plus souvent que lorsque l'orchestre interprétait un autre compositeur. Anton concentra son attention sur le morceau suivant, de Weber, et il constata que la fréquence des battements de Mangold vers la gauche augmentait, revenant à son rythme normal.
A la courte pause qui suivit, il demanda à Hans de rejouer un morceau de Bach, d'un ton si urgent que Hans s'exécuta. Et, à nouveau, le même phénomène se reproduisit au bout de quelques mesures : la cravache se mit à pencher à droite de plus en plus souvent. Le soir, allongé tête‑bêche contre le clarinettiste, Anton réfléchit. « Si la fréquence augmente de 50% à droite, cela représente au moins huit cents personnes de sauvées par convoi, soit deux mille quatre cents les jours de grosse affluence. »
Anton décida de revérifier le phénomène le lendemain et, si ses observations s'avéraient confirmées, d'en parler à Hans. Hormis l'agacement de ce dernier quand Anton lui, redemanda Bach, la journée fut une réplique de la précédente. Sûr de sa trouvaille, Anton parla à Hans le soir même et lui expliqua tout, le conjurant de le croire mais de ne pas alerter les autres musiciens. En effet, les rumeurs allaient bon train dans le camp et, même si Anton faisait confiance à ses partenaires, il savait le pouvoir de persuasion d'un morceau de viande rajouté à la soupe des mouchards. Hans refit mentalement le calcul qu'Anton avait effectué la veille, puis regarda son compagnon avec des yeux ronds et un sourire crispé. Ils décidèrent de jouer Bach au moins deux fois par arrivée de convoi, trois si l'opération traînait un peu. Les évaluations furent révisées à la baisse ; il ne fallait pas qu'Horst ou un autre Allemand remarque le manège. Mais les gains en vies humaines restaient tout à fait substantiels.
Pendant cinq semaines, ce fut une fête quotidienne Chaque journée d'arrivage sur la rampe, Hans et Anton oubliaient leur ancienne inimitié : l'un était socialiste, l'autre sioniste. Ils se regardaient les yeux mouillés de larmes en jouant la musique de Bach. En mesure, le docteur Mangold devenait magnanime, épargnant sans s'en rendre compte des centaines de personnes par jour. Le soir, il arrivait même parfois qu'Anton et Hans se mettent à siffloter ensemble un air de Bach pour partager leur joie, car personne d'autre n'était au courant, et les autres musiciens s'étonnaient sans comprendre de ce regain d'estime pour le compositeur baroque, peu joué avant‑guerre...