JOFFO Joseph - Anna et son orchestre (p.63-65)
... Ils ne partaient toujours pas.
Ils n'étaient plus revenus chez nous depuis la fête de Pâques, mais, à la maison, le crucifix et les images étaient encore là, aux murs de la salle.
L'été fut chaud et les blés devinrent roux. Le soir, quelques‑uns de nies frères et moi allions retrouver des enfants de paysans en bordure des campements et nous faisions de la musique. Je jouais de mieux en mieux, sans que je m'en sois aperçue. J'étais devenue capable de jouer n'importe quoi. Max préludait avec une flûte qu'il avait dénichée dans le grenier et les violons suivaient. J'avais à cette époque deux spécialités : un air bizarre et entraînant sur un rythme « asark », c'est‑à‑dire boiteux, à neuf temps, qui essoufflait les danseurs et qui nous brisait le poignet qui tenait l'archet, mais ce que l'on me demandait le plus souvent à la fin de ces longues soirées, c'était une doüra, une mélodie lancinante et désespérée. Je savais très bien faire pleurer mon violon et mes notes sanglotaient jusqu'au lointain horizon des plaines. Je joue encore quelquefois cet air et, dès la première mesure , je sens l'odeur de paille sèche et de vent pur, je revois les braises mourantes du feu et les visages sombres des paysans qui m'entouraient. Certains dormaient déjà, épuisés par les travaux de la journée, les autres écoutaient la chanson plaintive venue des régions danubiennes qui bordent la Yougoslavie et la Bulgarie.
Pour secouer la mélancolie, Yanni exécutait la danse de la ceinture: seuls les garçons la dansaient en se tenant par la taille et s'accroupissaient brusquement avec des cris stridents. Nous revenions très tard à la mai son et maman nous grondait invariablement.
La vie était douce ; enfin, elle l'était redevenue et j'avais à présent un ami qui ne me ferait jamais défaut: mon violon.
J'avais découvert cette chose que les musiciens connaissent bien : lorsque l'on sait se servir d'un instrument, même s'il est aussi simple qu'un tube de bambou, on n est plus jamais seul.
C'est étrange, d'ailleurs, de penser comme les pauvres gens étaient musiciens en ce temps‑là: les ouvriers agricoles itinérants qui se déplaçaient à travers toute l’Europe centrale, de la lointaine Valachie jusque dans nos régions, presque tous sortaient de sous leurs haillons des flûtes minuscules, grandes comme des cigarettes, des guitares naines à deux cordes, des ocarinas de terre cuite, des sifflets taillés dans des écorces, jusqu'à des plumes de canard sauvage dont ils savaient tirer tout un ensemble de sons.
Ce sont eux, ces éternels voyageurs, qui ont été mes maîtres. Je les écoutais, essayant de les accompagner. L'un d'eux, un grand vieillard taciturne à qui il manquait trois doigts de la main droite et dont les cheveux blancs croulaient sur les épaules, jouait du tarayot, une sorte de fifre turc grand comme l'un de nos modernes saxophones et dont il tirait des sonorités de hautbois qui nous arrachaient des larmes. Il revenait chaque année vers les premiers jours de décembre. Il a dû mourir dans l'une de ces plaines du bas de l'Europe qu'il n'a jamais cessé de parcourir. Il reste pour moi le plus grand virtuose qu'il me fut donné d'entendre.
Ils n'étaient plus revenus chez nous depuis la fête de Pâques, mais, à la maison, le crucifix et les images étaient encore là, aux murs de la salle.
L'été fut chaud et les blés devinrent roux. Le soir, quelques‑uns de nies frères et moi allions retrouver des enfants de paysans en bordure des campements et nous faisions de la musique. Je jouais de mieux en mieux, sans que je m'en sois aperçue. J'étais devenue capable de jouer n'importe quoi. Max préludait avec une flûte qu'il avait dénichée dans le grenier et les violons suivaient. J'avais à cette époque deux spécialités : un air bizarre et entraînant sur un rythme « asark », c'est‑à‑dire boiteux, à neuf temps, qui essoufflait les danseurs et qui nous brisait le poignet qui tenait l'archet, mais ce que l'on me demandait le plus souvent à la fin de ces longues soirées, c'était une doüra, une mélodie lancinante et désespérée. Je savais très bien faire pleurer mon violon et mes notes sanglotaient jusqu'au lointain horizon des plaines. Je joue encore quelquefois cet air et, dès la première mesure , je sens l'odeur de paille sèche et de vent pur, je revois les braises mourantes du feu et les visages sombres des paysans qui m'entouraient. Certains dormaient déjà, épuisés par les travaux de la journée, les autres écoutaient la chanson plaintive venue des régions danubiennes qui bordent la Yougoslavie et la Bulgarie.
Pour secouer la mélancolie, Yanni exécutait la danse de la ceinture: seuls les garçons la dansaient en se tenant par la taille et s'accroupissaient brusquement avec des cris stridents. Nous revenions très tard à la mai son et maman nous grondait invariablement.
La vie était douce ; enfin, elle l'était redevenue et j'avais à présent un ami qui ne me ferait jamais défaut: mon violon.
J'avais découvert cette chose que les musiciens connaissent bien : lorsque l'on sait se servir d'un instrument, même s'il est aussi simple qu'un tube de bambou, on n est plus jamais seul.
C'est étrange, d'ailleurs, de penser comme les pauvres gens étaient musiciens en ce temps‑là: les ouvriers agricoles itinérants qui se déplaçaient à travers toute l’Europe centrale, de la lointaine Valachie jusque dans nos régions, presque tous sortaient de sous leurs haillons des flûtes minuscules, grandes comme des cigarettes, des guitares naines à deux cordes, des ocarinas de terre cuite, des sifflets taillés dans des écorces, jusqu'à des plumes de canard sauvage dont ils savaient tirer tout un ensemble de sons.
Ce sont eux, ces éternels voyageurs, qui ont été mes maîtres. Je les écoutais, essayant de les accompagner. L'un d'eux, un grand vieillard taciturne à qui il manquait trois doigts de la main droite et dont les cheveux blancs croulaient sur les épaules, jouait du tarayot, une sorte de fifre turc grand comme l'un de nos modernes saxophones et dont il tirait des sonorités de hautbois qui nous arrachaient des larmes. Il revenait chaque année vers les premiers jours de décembre. Il a dû mourir dans l'une de ces plaines du bas de l'Europe qu'il n'a jamais cessé de parcourir. Il reste pour moi le plus grand virtuose qu'il me fut donné d'entendre.