UN SLOW DES ANNÉES 50 -Cyrille Fleischman (p.59-61)
... Il y avait
des gens qui tournaient un peu, histoire de montrer qu'ils dansaient. Lui,
non. Ce n'était pas un homme à tourner.
Il prenait sa partenaire par le bras et, tout en disant ce qu'il avait à dire, la menait sous le lustre. À cet endroit précis, il continuait à parler, mais tout en la tenant fermement, il lui faisait traverser la piste droit devant eux. Au bout de la salle, il évitait le mur et reprenait la dame par le bras pour aller dans l'autre sens. Ils se faufilaient alors à travers les autres couples et il soupirait :
- Betty, une minute, il y a tellement de monde ici qu'on s'entend pas parler... Donc je disais que votre mari n'aurait jamais dû faire installer le vestiaire dans la pièce à côté! Il faut toujours installer le vestiaire dans la salle même, au fond, près du mur... Vous m'écoutez, Betty? Si votre mari aussi m'écoutait un peu plus, tout serait en ordre. « Excusez‑nous », disait‑il en marchant sur les pieds d'un danseur, et il continuait à avancer avec Betty Gittik qui avait mal aux pieds. Elle risquait timidement:
‑ Vous voulez pas qu'on danse? On gênera moins.
Il accentuait la prise sur son bras, en haussant les épaules.
‑ Qu'est‑ce qu'on fait là? On danse... Mais parler, on peut aussi, non ? Je suis veuf ‑ pas encore remarié ‑mais je me rappelle quand même qu'on peut discuter et danser en même temps, non ?
Il marchait sur la robe longue de sa partenaire, changeait de bras pour un meilleur arrimage et l'entraînait dans une diagonale en reprenant son souffle.
‑ Il y a vraiment trop de monde ici. Venez là‑bas... Qu'est‑ce que je vous disais, Betty? Oui : que votre mari a eu tort de vouloir être responsable de l'organisation du bal cette année au lieu de me laisser faire, moi! Tout à fait tort. Quand on n'est pas capable, on fait pas.
Madame Gittik commençait à en avoir assez des allers‑retours en ligne droite. Elle osa suggérer :
‑ Vous savez, Léon, à votre place je réglerais cette histoire d'organisation avec mon mari, pas avec moi!
Il s'arrêta de marcher et regarda Betty Gittik d'un oeil plutôt rigolard soudain.
- Vous voulez que j'invite votre mari à danser ?
‑ J'ai dit seulement, protesta la pauvre madame Gittik, que vous devriez parler personnellement à mon mari. D'ailleurs, je suis ... peu fatiguée, peut‑être qu'on peut aller s'asseoir plutôt que de courir comme ça d'un côté à l'autre de la salle.
‑ Ça veut dire que je danse pas bien ?
‑ Mais non, mais non. Mais vous me parlez tout le temps...
‑ Betty, je suis honnête : si votre mari est fautif, je peux pas dire qu'il a raison. Cette année, pour ce bal, le vestiaire est très mal placé! Le contraire, je peux pas dire.
À cet instant, l'orchestre s'arrêta de jouer et les musiciens se levèrent pour une pause. Il remarqua :
‑ Les gens qui devraient ne vont pas au buffet, mais ces fainéants y vont, oui, dès qu'ils ont cinq minutes! Et ça s'appelle travailler? Une honte. C'est un‑ très mauvais orchestre que votre mari a engagé cette année!
Betty Gittik se dégagea et secoua son bras.
‑ Mais non, ils ont bien joué. Maintenant, qu'ils aillent au buffet prendre un verre d'orangeade et un sandwich au pickel, où est le mal?
Il la regarda, incrédule.
‑ Parce que vous croyez qu'ils vont seulement boire de l'orangeade? Moi, je vous dis qu'ils vont se saouler pendant que nous, ici, on danse sans musique! Voilà ce que votre mari a engagé cette année!
Il avait élevé la voix et, comme ils étaient seuls maintenant au milieu de la piste, les gens les regardaient. Gênée, Madame Gittik essaya de regagner la table où on l'attendait. Mais lui courut après elle et la rattrapa au moment même où enfin elle avait réussi à lui échapper et à s'asseoir. Il salua distraitement le mari et souffla à Madame:
- Quand il y aura enfin de la musique ‑ si cet orchestre ne mange pas tout le buffet ‑, venez me chercher pour danser un tango. Maintenant, j'arrête...
Il prenait sa partenaire par le bras et, tout en disant ce qu'il avait à dire, la menait sous le lustre. À cet endroit précis, il continuait à parler, mais tout en la tenant fermement, il lui faisait traverser la piste droit devant eux. Au bout de la salle, il évitait le mur et reprenait la dame par le bras pour aller dans l'autre sens. Ils se faufilaient alors à travers les autres couples et il soupirait :
- Betty, une minute, il y a tellement de monde ici qu'on s'entend pas parler... Donc je disais que votre mari n'aurait jamais dû faire installer le vestiaire dans la pièce à côté! Il faut toujours installer le vestiaire dans la salle même, au fond, près du mur... Vous m'écoutez, Betty? Si votre mari aussi m'écoutait un peu plus, tout serait en ordre. « Excusez‑nous », disait‑il en marchant sur les pieds d'un danseur, et il continuait à avancer avec Betty Gittik qui avait mal aux pieds. Elle risquait timidement:
‑ Vous voulez pas qu'on danse? On gênera moins.
Il accentuait la prise sur son bras, en haussant les épaules.
‑ Qu'est‑ce qu'on fait là? On danse... Mais parler, on peut aussi, non ? Je suis veuf ‑ pas encore remarié ‑mais je me rappelle quand même qu'on peut discuter et danser en même temps, non ?
Il marchait sur la robe longue de sa partenaire, changeait de bras pour un meilleur arrimage et l'entraînait dans une diagonale en reprenant son souffle.
‑ Il y a vraiment trop de monde ici. Venez là‑bas... Qu'est‑ce que je vous disais, Betty? Oui : que votre mari a eu tort de vouloir être responsable de l'organisation du bal cette année au lieu de me laisser faire, moi! Tout à fait tort. Quand on n'est pas capable, on fait pas.
Madame Gittik commençait à en avoir assez des allers‑retours en ligne droite. Elle osa suggérer :
‑ Vous savez, Léon, à votre place je réglerais cette histoire d'organisation avec mon mari, pas avec moi!
Il s'arrêta de marcher et regarda Betty Gittik d'un oeil plutôt rigolard soudain.
- Vous voulez que j'invite votre mari à danser ?
‑ J'ai dit seulement, protesta la pauvre madame Gittik, que vous devriez parler personnellement à mon mari. D'ailleurs, je suis ... peu fatiguée, peut‑être qu'on peut aller s'asseoir plutôt que de courir comme ça d'un côté à l'autre de la salle.
‑ Ça veut dire que je danse pas bien ?
‑ Mais non, mais non. Mais vous me parlez tout le temps...
‑ Betty, je suis honnête : si votre mari est fautif, je peux pas dire qu'il a raison. Cette année, pour ce bal, le vestiaire est très mal placé! Le contraire, je peux pas dire.
À cet instant, l'orchestre s'arrêta de jouer et les musiciens se levèrent pour une pause. Il remarqua :
‑ Les gens qui devraient ne vont pas au buffet, mais ces fainéants y vont, oui, dès qu'ils ont cinq minutes! Et ça s'appelle travailler? Une honte. C'est un‑ très mauvais orchestre que votre mari a engagé cette année!
Betty Gittik se dégagea et secoua son bras.
‑ Mais non, ils ont bien joué. Maintenant, qu'ils aillent au buffet prendre un verre d'orangeade et un sandwich au pickel, où est le mal?
Il la regarda, incrédule.
‑ Parce que vous croyez qu'ils vont seulement boire de l'orangeade? Moi, je vous dis qu'ils vont se saouler pendant que nous, ici, on danse sans musique! Voilà ce que votre mari a engagé cette année!
Il avait élevé la voix et, comme ils étaient seuls maintenant au milieu de la piste, les gens les regardaient. Gênée, Madame Gittik essaya de regagner la table où on l'attendait. Mais lui courut après elle et la rattrapa au moment même où enfin elle avait réussi à lui échapper et à s'asseoir. Il salua distraitement le mari et souffla à Madame:
- Quand il y aura enfin de la musique ‑ si cet orchestre ne mange pas tout le buffet ‑, venez me chercher pour danser un tango. Maintenant, j'arrête...