COTRONEO Roberto - Presto con fuoco (p.214-217)
...C'est
pourquoi il est si difficile de comprendre Mozart, et pourquoi j'ai la ferme
intention de recommencer à le jouer. Car Mozart se gausse du XVIIIe siècle, il
s'y amuse, et regarde ses auditeurs avec les yeux d'un homme qui sait qu'il n'y
a désormais plus aucune issue. Que cette légèreté, ces broderies, ces dentelles
qui ont enchanté les beaux esprits d'une époque sans âme seront bientôt
balayées par un géant ombrageux nommé Beethoven. Lui, cependant, Wolfgang
Amadeus, maître suprême de l'équilibre, garde un œil fixé sur les géométries
surannées de Bach et contemple de l'autre ce qui viendra après Beethoven. Le
seul à pouvoir sourire de ses prédécesseurs et de sa postérité, funambule
extraordinaire avançant sur un fil doré tendu sur l'abîme du génie. Léger et
conscient, solaire et pourtant ésotérique. Mystérieuse gemme noire, impossible
à dessertir, monade musicale unique et déliée de tout. On ne peut entrer dans
Mozart et en ressortir, alors qu'on le peut avec Chopin, qu'on le peut avec
Beethoven, et Bach, et Wagner, et Schönberg, et Berg. Autour de Mozart, on ne
peut que naviguer, comme autour d'une île qu'on admire dans toute sa beauté
sans y jamais pouvoir débarquer, car il n'existe aucune voie praticable ‑ ou,
si elle existe, elle est introuvable.
Chopin aimait Mozart, il connaissait à la perfection toute son œuvre Et il le jouait dans ses concerts, très souvent. Pourtant, ils étaient différents, à tous égards. Même dans ces signes que James me désignait d'un air victorieux. Des signes qui vous entraient jusqu'au fond du cœur, affirmait‑il. Je préférais dire: des signes qui jetaient le trouble dans l'esprit, tant a toujours été vive ma réticence à employer le mot «cœur», si fade et réducteur. Que le cœur se borne à pomper le sang, ne se mêle pas de sentiments, et remplisse son rôle physiologique avec précision, rythmé comme une horloge de la vie. Ce sont les neurones qui m'importent et m'inquiètent, les croisements de neurones, et non les horloges, les processus mécaniques. Bien sûr, James a fait de la mécanique, de ses carillons et autres machines parlantes, une authentique raison de vivre; alors que je préfère me mouvoir parmi les courts‑circuits, les effets de sens, logiques et musicaux, qui sont le seul verbe de ma vie. Sa pensée se déroule comme les rouleaux de ses machines à musique, et je contemple les notes à contre‑jour; si leurs sons ne s'accordent pas, alors je m'invente des dessins nouveaux, qui, parfois, me séduisent davantage. James trouve sa joie dans ses rouleaux qui tournent, la précision mécanique, le mouvement cohérent, la pensée parfaite. Je recherche la mienne dans la pensée décalée, dans ce qui ne fonctionne pas, et dont les dysfonctionnements sont sources de sens, et m'entraînent vers d'autres histoires. James est doué d'une sensualité en crescendo, comme le début de la septième symphonie de Mahler; le réceptacle de son plaisir se remplit jusqu'au bord, mais il est incapable de concevoir le plaisir sous une forme autre que celle de l'accumulation permanente: un objet après l'autre, qu'il amasse dans sa grande maison, un manuscrit après l'autre, qu'il enserre dans de grands dossiers rigides. Ma sensualité à moi se disperse en mille ruisseaux comme le delta labyrinthique d'un fleuve; en cela, je ressemble à Chopin, qui cherche dans l'attente, dans le silence, dans les intervalles et les franges du temps, la possibilité du plaisir esthétique. C'est une sensualité incomplète, qui jouit de ses propres manques; elle est faite de lumières et d'ombres, de pleins et de vides. Il en allait de même pour mon manuscrit: passionnel et rigoureux à la fois, mélange de ratures, de notes tremblantes et de traits impérieux, rageurs et impuissants.
Cette vision me donnait presque la sensation d'étouffer, et je commençai à recopier dans une calligraphie aussi lisible et régulière que possible la première des deux pages inédites. Tandis que James examinait la seconde avec attention, je pris un grand cahier de musique et un crayon, dessinai la clef de sol et la clef de fa, puis notai les quatre bémols à la clef ‑ si, mi, la et ré ‑, et le tempo: 6/8. J'étais prêt, et j'écrivis, très ému: presto con fuoco. Je commençai de disposer sur les portées les notes et les accords, m'efforçant d'être le plus précis possible, et contraignant chaque note, chaque petit cercle noirci, chaque queue de croche ou de double croche, à une absolue neutralité. Je voulais retirer à ces pages toute signification supplémentaire, toute expression qui pût entraîner au dehors de la musique, toute hésitation ou insistance du tracé s'apparentant si peu que ce fût à une écriture des passions. Je le fis de mon écriture nette, ordonnée, précise comme celle d'un architecte: si la partition de Chopin était une huile à la Delacroix, une peinture qui demandait à être décryptée, ma copie était un croquis, rappelant paradoxalement les dessins de Léonard de Vinci par son exactitude et la finesse des traits qui se succédaient, tous semblables, et me redonnaient assurance, tranquillité, quiétude de l'âme...
Chopin aimait Mozart, il connaissait à la perfection toute son œuvre Et il le jouait dans ses concerts, très souvent. Pourtant, ils étaient différents, à tous égards. Même dans ces signes que James me désignait d'un air victorieux. Des signes qui vous entraient jusqu'au fond du cœur, affirmait‑il. Je préférais dire: des signes qui jetaient le trouble dans l'esprit, tant a toujours été vive ma réticence à employer le mot «cœur», si fade et réducteur. Que le cœur se borne à pomper le sang, ne se mêle pas de sentiments, et remplisse son rôle physiologique avec précision, rythmé comme une horloge de la vie. Ce sont les neurones qui m'importent et m'inquiètent, les croisements de neurones, et non les horloges, les processus mécaniques. Bien sûr, James a fait de la mécanique, de ses carillons et autres machines parlantes, une authentique raison de vivre; alors que je préfère me mouvoir parmi les courts‑circuits, les effets de sens, logiques et musicaux, qui sont le seul verbe de ma vie. Sa pensée se déroule comme les rouleaux de ses machines à musique, et je contemple les notes à contre‑jour; si leurs sons ne s'accordent pas, alors je m'invente des dessins nouveaux, qui, parfois, me séduisent davantage. James trouve sa joie dans ses rouleaux qui tournent, la précision mécanique, le mouvement cohérent, la pensée parfaite. Je recherche la mienne dans la pensée décalée, dans ce qui ne fonctionne pas, et dont les dysfonctionnements sont sources de sens, et m'entraînent vers d'autres histoires. James est doué d'une sensualité en crescendo, comme le début de la septième symphonie de Mahler; le réceptacle de son plaisir se remplit jusqu'au bord, mais il est incapable de concevoir le plaisir sous une forme autre que celle de l'accumulation permanente: un objet après l'autre, qu'il amasse dans sa grande maison, un manuscrit après l'autre, qu'il enserre dans de grands dossiers rigides. Ma sensualité à moi se disperse en mille ruisseaux comme le delta labyrinthique d'un fleuve; en cela, je ressemble à Chopin, qui cherche dans l'attente, dans le silence, dans les intervalles et les franges du temps, la possibilité du plaisir esthétique. C'est une sensualité incomplète, qui jouit de ses propres manques; elle est faite de lumières et d'ombres, de pleins et de vides. Il en allait de même pour mon manuscrit: passionnel et rigoureux à la fois, mélange de ratures, de notes tremblantes et de traits impérieux, rageurs et impuissants.
Cette vision me donnait presque la sensation d'étouffer, et je commençai à recopier dans une calligraphie aussi lisible et régulière que possible la première des deux pages inédites. Tandis que James examinait la seconde avec attention, je pris un grand cahier de musique et un crayon, dessinai la clef de sol et la clef de fa, puis notai les quatre bémols à la clef ‑ si, mi, la et ré ‑, et le tempo: 6/8. J'étais prêt, et j'écrivis, très ému: presto con fuoco. Je commençai de disposer sur les portées les notes et les accords, m'efforçant d'être le plus précis possible, et contraignant chaque note, chaque petit cercle noirci, chaque queue de croche ou de double croche, à une absolue neutralité. Je voulais retirer à ces pages toute signification supplémentaire, toute expression qui pût entraîner au dehors de la musique, toute hésitation ou insistance du tracé s'apparentant si peu que ce fût à une écriture des passions. Je le fis de mon écriture nette, ordonnée, précise comme celle d'un architecte: si la partition de Chopin était une huile à la Delacroix, une peinture qui demandait à être décryptée, ma copie était un croquis, rappelant paradoxalement les dessins de Léonard de Vinci par son exactitude et la finesse des traits qui se succédaient, tous semblables, et me redonnaient assurance, tranquillité, quiétude de l'âme...